Daniel Buren, le hussard sous la verrière du Grand-Palais

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Daniel Buren, contre. Contre le marché de l’art, qui pourtant lui ouvre grand ses bras. Contre les musées du monde entier, qui l’exposent malgré tout à hautes doses. Et même contre le public, qui va vraisemblablement se presser à son exposition Monumenta au Grand Palais à Paris, jusqu’au 21 juin 2012.

Ne jamais rien faire comme tout le monde ? Ça commence dès l’entrée, avec Daniel Buren. Pour accéder à l’œuvre immersive qu’il a conçue pour Monumenta, la carte blanche offerte chaque printemps par le Grand Palais à un grand artiste contemporain, inutile d’essayer la porte principale. C’est par une entrée secondaire, sur le flanc nord du bâtiment, qu’on y accèdera. « Est-ce que vous rentreriez dans une cathédrale par le chœur ? » : première explication, rationnelle, à ce choix inhabituel. La seconde est plus féroce. « Je déteste cette entrée « pompier », avec cette lourde colonnade et ses affreux angelots. »

Froide logique et chaude aversion : avec « Excentrique(s) : travail in situ » (c’est le titre), c’est à la fois tout le travail, et toutes les contradictions de Daniel Buren qui sont concentrés. Inventeur de l’art in situ, toute sa démarche consiste à « révéler » l’espace dans lequel il installe son œuvre, spécifiquement pensée pour, et seulement pour ce lieu. Surtout, Buren goûte l’ironie d’être invité à exposer dans ce palais « consacré par la République à la gloire de l’art français », comme l’indique l’un de ses frontons. Contre l’art officiel, contre les conventions qui régissent le bon goût, et contre le marché de l’art et ses institutions : toute sa carrière est une suite de combats. À la hussarde.

Première escarmouche dès sa sortie de l’Ecole natio- nale des métiers d’art à Paris, en 1960. L’adversaire : la grande peinture, qu’il juge limitée et « mono-focale ». Loin des hauts lieux du monde de l’art, c’est… dans un complexe hôtelier des îles Vierges (Etats-Unis) qu’il invente « l’in situ », ce travail en rapport avec le lieu où il s’expose. L’occasion d’un grand balayage ! « A 20 ans, je me suis débarrassé de toutes les influences qui me constituaient en les évacuant par la pratique, une véritable catharsis ! », confie t-il. En neuf mois, il rejette tous les maîtres, s’affranchissant des « muralistes » mexicains et des génies de la figuration, Picasso, Matisse, Léger, Gauguin… L’utilisation des rayures de 8,7 cm de large naitra, elle, quelques années plus tard, d’un déclic. Cet « outil visuel » tel qu’il le nomme, se fait d’abord draps de lit colorés, les bandes étant utilisées comme « cache » pour créer des réserves. Mais, en se rendant au marché Saint-Pierre à Paris, en 1967, Buren remarque les tissus rayés des toiles de stores. Il a trouvé son mètre étalon. Une intuition qui suscite même l’admiration de « vrais » peintres, comme le Franco-haïtien Hervé Télémaque : « à, partir d’un postulat en apparence si stupide, et en se privant de la sensualité de la peinture, cet architecte-décorateur génial a inventé une science de l’espace ! » Une « science » que l’artiste, sûr de ses choix, n’a eu de cesse d’imposer avec insolence. « Buren, Mosset, Parmentier, Toroni vous conseillent de devenir intelligents ! », proclame-t-il ainsi lors du salon de la Jeune Peinture en 1967 où les quatre artistes, réunis sous le collectif BMPT, produisent chacun des toiles aux motifs répétitifs. Leur point commun : l’absence d’émotion. La critique est acerbe. « Une peinture aussi réduite n’est ni le tout ni le rien », peut-on lire dans la presse.

L’inimitié du milieu artistique ? Non seulement Buren n’en a cure, mais il n’hésite à la provoquer. En 1969, la Kunsthalle de Berne organise une exposition devenue depuis « culte » : Quand les attitudes deviennent forme. Elle convoque le ban et l’arrière-ban des avant- gardes les plus révolutionnaires de l’époque… Mais pas Daniel Buren. Qu’à cela ne tienne ! La veille du vernis- sage, Buren colle des papiers à bandes rayées blanches et roses sur la plupart des panneaux publicitaires de la ville. De retour chez lui, il est brutalement réveillé par des coups de pieds dans la porte. Deux policiers l’em- barquent au poste de police pour dégradation d’espace public. « Où est la liberté de créer ? », lance t-il. Son intervention défraye la chronique. Deux ans plus tard, c’est avec le musée Guggenheim de New York qu’il croise le fer. Invité à dialoguer avec l’architecture particulière du site, il utilise la célèbre hélice du hall d’entrée imaginée ginée par Franck Lloyd Wright pour créer « Peinture / Sculpture », une toile rayée de 20m de haut sur 10m de large, coupant l’espace en deux. La dénonciation qu’il y fait de la centralisation du pouvoir ne plaît pas. L’institution fait décrocher avant le vernissage. Cette exclusion résonne comme une victoire pour celui que l’artiste minimaliste américain Donald Judd qualifiait alors avec mépris de « poseur de papier peint ».

Ses coups d’éclats répétés contre les musées n’ont pas empêché Daniel Buren d’exposer un peu partout dans le monde. Et le constat vaut aussi pour le marché de l’art. Un marché qu’il agace, et dont il refuse les codes. Comme celui de signer ses œuvres. « Une œuvre signée de moi ? Ca ne peut être qu’un faux !», confie-t-il un jour au peintre Gérard Fromanger. Paradoxe : il est pour- tant exposé dans 70 galeries dans le monde, il produit une quinzaine « d’œuvres » par an, refusant de parler « d’expositions » ou « d’installations ». Et, depuis sept ans, c’est avec le galeriste Kamel Mennour, 47 ans, qu’il s’est associé. Un poids lourd parisien sous le charme de son incontrôlable artiste : « C’est un fin tacticien, et un grand magicien. »

A qui s’attaquer lorsque musées et galeries vous ouvrent grand les bras malgré vos provocations ? Pourquoi pas au public… C’est chose faite en 1986, lors- que Daniel Buren livre les « Deux plateaux », son œuvre la plus connue. Réalisée au Palais Royal à Paris pour révéler l’espace magnifié de la Cour d’honneur, débar- rassée de ses voitures, l’œuvre rapidement rebaptisée « les colonnes de Buren » par le grand public a suscité une polémique comme on en voit rarement lorsqu’il s’agit d’art… Lorsque le président François Mitterrand retient le projet, un long combat s’engage contre les éléments – et les hommes – comme les apprécie l’artiste qui n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il se frotte à l’adversité. « Vivement l’attentat ! » pouvait-on lire sur les palissades qui encerclaient alors le chantier. Buren s’y interrogeait déjà sur les relations que les passants entretiennent avec l’espace urbain. Quelles places les attirent ? Quels lieux les repoussent ? En plaçant ses colonnes les plus basses au milieu de la cour, il invite le spectateur à se promener au milieu d’elles, et à se rapprocher du centre.
Cette façon d’investir les espaces les plus hostiles et improbables est encore à l’œuvre au Grand Palais, que l’artiste compare volontiers à une place publique.

« Peu d’artistes ont la capacité d’investir ces 13 000m2. C’est un bout de vide sous cloche ! », souligne Marc Sanchez, directeur artistique de Monumenta. Après des poids lourds comme Anselm Kiefer (en 200X), Richard Serra (2008), Christian Boltanski (2010), et Anish Kapoor (2011)… Il faut en effet une sacrée confiance pour ne pas se laisser impressionner par un tel volume. Et un savoir-faire certain. Ca tombe bien : la démarche de Daniel Buren à toujours été de dévoiler l’espace par rapport à l’objet qui s’y montre. En s’immergeant dans « Excentrique(s) », on pense anisi à une série entamée plus de 35 ans auparavant, celle des Cabanes, qui, dès 1975, posaient la question de l’architecture préfabriquée. Ici, les cabanes ont perdu leurs murs, leur auvent n’est plus carré mais rond, mais ce sont les mêmes abris précaires. Sous la grande nef, le visiteur est invité à déambuler sous des filtres translucides – précisément 377 – répartis sur 6 500m2. Ces rondeurs font écho au cercle, omniprésent dans l’architecture du Grand Palais, mais s’inspire aussi d’un pavage complexe de l’Alhambra.

Evocation du cosmos, du foisonnement de cellules organiques… autant de points de vue dont ces objets transparents et réfléchissants – que Buren nomme des « miroirs » – font la démonstration. Soudain, à l’aplomb de la coupole, les yeux du visiteur sont attirés vers l’im- mense verrière. On s’y sent comme aspiré. Car c’est bien un jeu de correspondances avec l’architecture que Buren nous offre ici. Autant dire une redite de son travail par un artiste désormais assagi ? Non. Car ici, Daniel Buren ouvre de nouvelles brèches. Cette fois, ses éternelles rayures son absentes. A la place, des piliers carrés plantés sur toute la surface. Leur largeur ? 8,7 cm… très exactement celle de ses bandes habituelles. Peints, un côté noir, un côté blanc, ces mâts – ou plus exactement ces bornes- dessinent des lignes jusqu’à créer un courant imaginaire, comme un champ magnétique dans un circuit fermé, où le visiteur est plongé dans un flux baigné par une lumière englobante et joyeuse. Bleu, jaune, rouge, vert : seules les quatre couleurs disponibles au catalogue du fabricant ont été retenues, ordonnancées par ordre alphabétique. Faire avec les contraintes fait partie du jeu pour susciter des trouvailles géométriques. « Lorsque j’ai vu jaillir une fleur de l’une de mes simulations pour le Grand Palais, j’ai aussitôt changé le mécanisme de composition ». Voilà un nouvel ennemi à pourfendre : le hasard…

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