« Al l’en Guinée », la Grande Randonnée d’Hervé Télémaque

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La vie d’Hervé Télémaque se raconte dans ses tableaux, colorés, fragmentés et codés. Le maître de la figuration narrative expose une fresque magistrale à la Galerie Rabouan Moussion à Paris jusqu’au 11 mai 2019.

« La marche et l’écriture sont des activités qui permettent, sinon d’arrêter le temps, du moins d’en épaissir le cours », écrit le romancier japonais Haruki Murakami, adepte de la course à pied dont l’écrivain a souvent fait l’éloge. À l’instar de l’auteur de « Ciels de pluie, ciels de feu », Hervé Télémaque noue un récit dans l’épaisseur de l’espace et du temps. Réalisée dans le calme de son atelier à Verneuil-sur-Avre en Normandie, la fresque de dix mètres de long, intitulée Al l’en Guinée (2016-18), évoque le périple fantasmé d’un marcheur de fond sur la Route de la Soie. « C’est une randonnée sur la vie », s’amuse le peintre connu pour ses images métaphoriques, trames escarpées et balises de diversion. Dans « randonnée » infuse l’idée d’un voyage au long cours pour aventurier patient et expérimenté, attentif aux dénivelés, jamais démuni d’eau, tendu vers une possible surprise… Al l’en Guinée signifie en créole le retour imaginaire à l’Afrique, ce continent où l’aïeul de l’artiste fut capturé et vendu comme esclave au XVIIIe siècle. « C’est à la fois l’appel du Paradis, et celui de la mort », précise le peintre franco-haïtien. L’œuvre est une invitation à une géographie de l’instant.

Une jeune touareg au déhanché gracieux, à gauche du tableau, observe et ouvre la marche. Sous un soleil d’ocre, la silhouette de son bras se détache telle une anse. L’impulsion est donnée. Surgit alors un grand cœur sombre surmonté de mornes haïtiennes, ces montagnes arasées, paysage de l’enfance. « J’ai représenté ici l’un des lacs les plus profonds au monde, le lac Toba en Indonésie… », explique t-il livrant à la lecture une poignée d’indices. Après l’immersion totale en eau douce, un personnage se découpe, maillot d’homme affublé d’une jambe de femme, marchant, travaillant, « un corps dansant ou en souffrance »… Jambe en extension et bouche de cri : deux éléments qui appartiennent au répertoire des formes de l’artiste. Face au désert, l’homme est confronté à ses limites, à la terrible soif qui menace. Car les signes d’Hervé Télémaque sont autant d’oasissur la Route de la Soie, cet immense faisceau de communication de plus de huit mille kilomètres inventé par l’empereur chinois Wudi, de la dynastie conquérante des Hans, un siècle avant notre ère, pour échanger étoffes, métaux et pierres précieuses entre Orient et Occident. Une route sur laquelle souffle aussi le vent des religions. Le désert à contourner est celui de l’immense Taklamakan, surnommé la « Mer de la mort ». La nouvelle Route de la Soie part de la Chine, traverse l’Europe, rejoint l’Afrique. Et inversement. « Un renouveau pour l’esprit qui justifie l’audace, et mon entière liberté », poursuit-il.

La porte bleue, châssis central et séparation, dresse un passage. Celui d’un univers à un autre, abolissant le temps. Une forme similaire au tamis rectangulaire dans la fabrique du papier. Deux mondes s’opposent à droite de la composition, celui du travail, et celui du ciel apaisé, celui d’ici-bas et celui du firmament. « The Big Nothing », comme l’a écrit de sa main l’artiste, souligne la vacuité de toutes choses avec ce lac asséché d’Afrique du Sud devenu sel. L’âne, figure emblématique dans l’œuvre d’Hervé Télémaque, fidèle compagnon des sentiers ardus en Haïti, fait face. L’animal incarne le « Grand Voyageur », et pourquoi pas l’escorte victorieuse, celle du héros Zhang Quian de retour de l’autre côté de la Grande Muraille. Le clairon ou trompette sonne le rassemblement. Un dé est jeté. La chance survient… Le dé butte sur une double barre de reprise, joyeuse. La partition se rejoue dans l’allégresse d’une vibration verticale en rose et vert olive. En bas à droite, un baril à roulettes crache le mot « ESSO », la marque de la célèbre compagnie pétrolière, suggérant l’or noir. Il chevauche un autre mot surprenant, « igname », ce féculent  miracle, énergisant, que l’on donnait aux esclaves pour les rendre plus fort. Le récit tisse ainsi l’histoire d’une double migration, fabrique une épopée, et prend ici sa dimension politique. Le tamis comme filtre, le baril comme fût de colle, et la double ligne, nervures d’un parchemin en papier vélin sur lequel les signes se gravent et s’animent. « 5 – 5 = 0, Tout se tient ! », conclut Hervé Télémaque dans une tautologie implacable. L’énoncé pour vérité.

> Galerie Rabouan Moussion

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